Arts et culture

Une émotion dense et poétique du monde : Léna Araguas et Julien Creuzet

Si je devais définir l’art, je dirai qu’il est sans frontière et qu’il transforme nos certitudes en un autre champ, celui de l’imaginaire et celui d’un réel augmenté. Si je devais définir la poésie, je dirai qu’elle traverse nos vies, qu’elle est la beauté du monde, qu’elle est l’espérance, qu’elle peut être un cri, qu’elle guide notre pensée et notre regard.

Ces visions poétiques du monde s’incarnent puissamment dans l’ouvrage réalisé par Léna Araguas et Julien Creuzet, J’ai quitté Paris. Un ouvrage donc, façonné par une évocation moderne et protéiforme, une réalisation talentueuse, une œuvre en marche pour deux interprètes qui entrecroisent leur art dans un mouvement stylistique inattendu, au souffle poétique incandescent.

Le voyage que les deux artistes entreprennent est à la fois ici et ailleurs, à la fois contemporain et historique, à la fois sur les terres urbaines et sur les terres sauvages, comme un déplacement intemporel mais avec une oscillation en proie aux bouleversements. Le périple est ici un tourbillon d’images qui rend la réalité consciente tourné vers un regard humain profond, au carrefour de plusieurs ensembles, aux confins d’une terre majestueuse imprévisible mais immuable et aux territoires citadins prisonniers du carcan du trop plein et de  l’éphémère.

Trois poésies s’entremêlent, celle de Jean-Philippe Rameau, telle une ponctuation au fil du livre, qui interpelle les rêveurs « aux semelles de vent » les invitant « à larguer les amarres », et le texte en « cut-up » de Léna Araguas qui pose un doux décor géographique lointain, des tableaux aux couleurs pures, irisées, à la nature flamboyante, dévastatrice, mystérieuse, une géographie poétique savante. Puis il y la voix de Julien Creuzet, une tonalité poétique urbaine où entre en scène le regard en fusion de l’artiste, ce monde bigarré, ce territoire multiple, source de vie, de capharnaüms, d’histoires plurielles qui modèlent le paysage à coup de tragédies personnelles et collectives, des instantanés langagiers imaginatifs du quotidien parisien et de ses méandres ferroviaires, devenus sous la plume du poète un monde plus vivant, rythmé à une harmonie délicate qui invente une langue chargée de moult références et qui crée une conception nouvelle de la poésie contemporaine.

La mise en page originale de l’ouvrage participe au message poétique et incarne une allégorie du voyage, ce qui se voit telle une révélation brutale, mais où tout se cache, ce qui se voit moins mais qui se hume à chaque pas, le paysage ancestral et mouvant, une vision de la terre rêvée, apaisée. 

L’ouvrage amplement poétique de Léna Araguas et de Julien Creuzet fait aussi acte de mémoire, de flambeau remarquable, une chronique historique qui se cache dans les visages pluriels de la mondialisation effrénée, dans la solitude de l’anonymat, dans le magma de la vitesse, du temps accéléré et de l’hyper-connexion, ici le poète s’arrête et observe. Les pas de Julien Creuzet, orchestrés par le design délicat de Léna Araguas, sont des temps suspendus où déferlent les humains, au départ machines broyées par la multitude puis redevenus hommes, femmes, empreintes terrestres de notre regard, de notre passage spatio-temporel si bref et de notre mémoire intermittente.

Voilà en quoi cet horizon artistique marque le sceau des traces vivaces du monde moderne.  À travers les visages meurtris, le paysage occidental se tord à cause de l’histoire du dépeuplement de l’Afrique, de la longue route, si infinie, de l’esclavage, Julien Creuzet semble être une nouvelle résonnance poétique pour les « damnés de la terre ».

C’est donc un voyage immensément poétique qui nous emporte, qui touche par sa beauté brûlante mais lumineuse, cruellement belle et qui restaure le mémoriel d’un paysage pluriel trop souvent ignoré qui est partout à chacun de nos pas urbains, peuplés, déshumanisés et désabusés.

C’est donc un ouvrage d’une grande puissance artistique, un objet plein qui s’ouvre sur des merveilles poétiques à foison.

Il y a plusieurs lectures possibles et c’est la magie de ces artistes, ne pas se laisser enfermer par l’académisme des arts mais plutôt de questionner de manière inédite, et de proposer une œuvre anticonformiste qui bouscule les frontières, les attendus.

Le talent visionnaire qui les réunit se trouve dans ces pages éblouissantes qu’il faut rouvrir incessamment pour voir jaillir cette émotion dense et poétique du monde et de la vie transcendée par la beauté esthétique d’un cheminement artistique en devenir.

Amadou Elimane Kane, écrivain poète, lauréat du Prix littéraire Fetkann ! Maryse Condé 2016, catégorie poésie pour le caractère pédagogique de l’action poétique de l’ensemble de l’œuvre et Fondateur de l’Institut Culturel Panafricain et de recherche de Yene

J’ai quitté Paris Julien CREUZET et Léna ARAGUAS, Poésie, éditions Rotulux Press, Paris, 2016, pour commander le livre : BATTCOOP

Jaiquitteparis

 

Hip hop et Négritude : Même esprit, même idéal

Mamadou drameLe hip hop constitue la forme d’expression moderne des jeunes des années 1988 à aujourd’hui. Sa forme musicale, le rap, est un moyen pour les jeunes de dire leur amertume et leur colère. De ce fait, il s’agit pour nous de tenter de voir s’il n’a pas de corrélation possible avec c qui avait été vécu dans les années 30 et qui a abouti à l’érection de la Négritude. On se rappelle que ce mouvement a permis au Noirs de l’époque de dire leur refus face aux comportements des Blancs colonisateurs à leur égard. On tente de voir les similitudes entre ces mouvements noirs de jeunes à travers leurs origines, leur évolution mais aussi certains axes de leur thématique. Rap et n gritude 1 copie 2Rap et n gritude 1 copie 2 (435.46 Ko)

Mamadou DRAME, Faculté des Sciences et Technologies de l’Education et de la Formation, Université Cheikh Anta DIOP de Dakar, (SENEGAL)

Université Stefan Cel MARE de Suceava (Roumanie)

Institut Culturel Panafricain de Recherche de Yenne (SENEGAL)

Faire le procès des indépendances 40 ans après, réflexions autour de l’avis des jeunes africains par le biais du hip hop et de la littérature postindépendance

Mamadou drameDes moyens d’expression des cultures urbaines les plus employés par les jeunes, ceux qui tournent autour du hip hop semblent les privilégiés par les africains. Il s’agit de l’expression musicale (le rap), de l’expression corporelle (le break dance), de l’expression picturale (le tag et le graffiti) et de l’expression langagière typique du hip hop, et dans laquelle on retrouve principalement le langage de la rue. Drame accraDrame accra (471.02 Ko)

Mamadou DRAME, Faculté des Sciences et Technologies de l’Education et de la Formation, Université Cheikh Anta DIOP de Dakar, (SENEGAL)

Université Stefan Cel MARE de Suceava (Roumanie)

Institut Culturel Panafricain de Recherche de Yenne (SENEGAL)

 

Gérard CHENET, le bâtisseur des arts

Je prends ma plume pour dire mon émotion, pour clamer mon admiration.
Gérard Chenet possède une silhouette qui respire le temps et l’éclat flamboyant d’un destin unique.
Je porte cette rencontre au plus profond de moi, avec le regard profond de Gérard Chenet pour mémoire. Chenet
 
Poème dédié à Gérard CHENET
 
Une veillée lyrique
 
J’entends l’aube transparente qui m’appelle
Et les montagnes les forêts les fleuves
Sont comblés d’échos souverains
Qui portent vers moi
Le rêve à la clarté des feuilles vertes
            J’entends des cris païens
           Jalonnant la route des libertés
           Les lumières toutes les lumières
          Voici ma terre la terre qui m’appelle
          Je vais par les palmiers les mangroves
J’entends la lumière de l’aube
Et sa poitrine ferme et douce
Efface l’ignorance toutes les ignorances
Et le palmier aux cheveux pluriels
Avec tous ses trésors
Me confie son mystère
            Les senteurs vespérales
            Des bois sacrés
            Le pagne de lumière
            À ma taille enroulé
            Ainsi je traverse
            La plus rude montagne
Et comment voulez-vous
Que je me soumette
J’entends la lumière de l’aube
Et mes mains accueillent la cime
Le feuillage pourpré
Où se posent mes rêves
Mes yeux sont pleins de messages
De soleil et de nuages
Les soleils de nos libertés
Tous les soleils
Où les veilleurs du jour
Affutent leurs doigts bagués de lune
Et comment voulez-vous
Que je me taise
J’entends le bruissement de l’enfance infinie
Qui m’appelle 
 
Gérard Chenet traverse les terres africaines à travers une histoire exceptionnelle qui fait aujourd’hui de lui une personnalité marquant du Sénégal.
Ce portrait est la volonté de parler de son travail, de son immense contribution dans le domaine des arts et de la culture, ne pas le faire serait comme un acte profane. C’est aussi une démarche mémorielle qui se veut page de notre histoire contemporaine.
À 87 ans, le regard perçant et profond, Gérard Chenet est un artiste qui œuvre pour la Renaissance Africaine depuis les Indépendances. Sa silhouette agile et élégante défie le temps et la terre qu’il foule toujours avec grâce et détermination.
Né en Haïti en 1927, Gérard Chenet s’engage très tôt dans l’art, la littérature et le combat pour la justice et la liberté. Avec d’autres, Gérard Chenet fonde le journal La Ruche, publication politisée qui l’entraîne vers les conflits politiques qui sévissent à Haïti à cette période. Désirant devenir architecte, Gérard Chenet quitte Haïti en 1955 pour le Canada. Son long chemin de l’exil commence là.
À la fin des années cinquante, il part étudier les sciences politiques à Nancy avant d’obtenir une bourse de l’Union Internationale des Étudiants pour étudier l’histoire africaine en Europe de l’Est. En 1958, Gérard Chenet rejoint la Guinée et le gouvernement de Sékou Touré pour porter l’espérance de l’indépendance. Il y reste quatre ans et commence à écrire son ouvrage sur El Hadj Omar Tall.
Déçu par le régime de Sékou Touré, Gérard Chenet gagne alors le Sénégal et travaille au Ministère de la recherche scientifique, section histoire, sous la gouvernance de Léopold Sédar Senghor.
C’est finalement en terre sénégalaise que Gérard Chenet va durablement bâtir son engagement dans l’histoire de la culture négro-africaine et dans les arts. Sculpteur, musicien, écrivain, poète et dramaturge, Gérard Chenet explore les arts comme des terres fécondes de beauté et de vérité. Il porte un regard humaniste sur le monde avec des convictions qu’il transporte sans relâche et sans compromission.
Son travail artistique et son imaginaire ont permis de créer un pont historique de notre histoire multiple, un nouveau paradigme de justice, de réconciliation entre les uns et les autres.
Cette démarche multiculturelle et transversale dépasse les frontières du Sénégal et parvient à bâtir un nouvel espace de la culture africaine, celui du partage, des arts, de la créativité, de la beauté et pour la postérité.
Créateur de l’espace culturel Sobo Badé et du théâtre de l’engouement à Toubab Dialaw, avec un style inspiré des constructions soudano-sahéliennes, Gérard Chenet n’a de cesse de transcender les douleurs de son exil pour reconstruire un monde, le sien mais qui est aussi le nôtre  et qui s’inscrit dans la lumière sénégalaise, dépliant le temps pour offrir l’harmonie, la concorde, le respect des liens humains.
Les reflets qui s’entrelacent forment ainsi un fleuve majestueux dont Gérard Chenet a su trouver la source pour capter la terre africaine de sa vision humaine, de son regard artistique et beau qui fait éclore les fleurs, la vie et la Renaissance Africaine.
 
Amadou Elimane Kane, poète écrivain, enseignant chercheur
et fondateur de l’Institut Culturel Panafricain et de recherche de Yene
 
Bibliographie
Transes vaudou d'Haïti pour Amélie Chérie, roman, éditions de L’Harmattan, 2007
El Hadj Omar, la grande épopée des Toucouleurs, théâtre, éditions de L’Harmattan, 2012
Poèmes du village de Toubab Dialaw, éditions Ogou Badagris
Sécheresse, théâtre poétique, éditions La Cheminante 

Julien Creuzet, un artiste du 21ème siècle

Julien Creuzet est un artiste pluriel exceptionnel qui convoque plusieurs disciplines avec un talent unique. Avec ravissement, il traverse les frontières de l’art en nous révélant un univers plus que singulier, tout un monde poétique qui nous bouleverse en composant un art total qui parle aux âmes. Creuzet julien
Armé de poésie, de son, de vidéo, d’images, de symboles, Julien Creuzet invente tout un champ artistique qui permet à chaque fois un renouvellement du regard, comme un surgissement mystérieux. Ses œuvres sont destinées à la postérité mais elles demeurent aussi « mouvement » car elles se transforment au gré de son inspiration et surtout de la vie qui les traverse en permanence.
Les envolées poétiques de l’artiste, capable de jouer avec les mots, les images, les sons et l’oralité sont profondément captivantes, fascinantes même. Il y a chez Julien Creuzet une tension poétique forte, une littérature de l’art visuel qui se réinvente à travers des créations originales.
Les performances de Julien Creuzet possèdent un rythme qui fait sens et qui fait battre le pouls de notre humanité, l’extraordinaire humanité qui se dégage de ses prouesses artistiques et qui sont au service de la belle créativité dense d’arcs-en-ciel multiples.
De même que les matériaux qu’il utilise sont ceux de la terre, de ses débris, de ses écarts, de ses extravagances, de ce qu’il reste quand le temps a passé, de ce qu’on oublie et de sa simplicité aussi. Julien Creuzet est en quête de la vie qui est partout.
Diplômé du Studio National des Arts contemporains, le Fresnoy, de l’École Supérieure d’Arts et Médias de Caen et de l’École Nationale Supérieure des Beaux-arts de Lyon, Julien Creuzet possède les techniques majeures dans le domaine des arts et des médias et il talonne sans cesse l’excellence. L’harmonie et le musical semblent être constamment présents dans la parole de Julien Creuzet. Il dit que l’art ne se construit pas sur les théories mais sur l’expérience. Cependant, Julien Creuzet maîtrise suffisamment les concepts pour s’en affranchir et créer ainsi sa propre vision et faire jaillir la flamboyance. C’est le propre des grands artistes que de produire une nouvelle conception du monde.
Ayant forgé ses « armes miraculeuses », Julien Creuzet porte un regard sur la terre et sur la société qui, même s’il est solidement amarré aux principes de l’art, est totalement inédit.
Ce jeune artiste polymorphe très contemporain a un bel avenir devant lui et l’exigence qui le tenaille, les références et les liens qu’il construit avec ses influences imaginaires et réelles, sont une force qui le conduit à créer des allégories personnelles.
Artiste à part entière, Julien Creuzet est à l’évidence porteur d’un univers afro-caribéen mais qui se conjugue, comme il aime à le dire, dans le Tout-monde.  
Cette expression artistique et poétique étincelante brûle les planches du patrimoine négro-africain tout en proposant un universalisme, non pas béat, mais tout simplement fulgurant et remarquable.
Amadou Elimane Kane, poète écrivain, enseignant
et fondateur de l’Institut Culturel Panafricain et de recherche de Yene
 
Expositions personnelles
2013
Standard and poor’s, le nouveau monde, Galerie Dohyang Lee, Paris
Standard and poor’s, Toi, Tâche, Trauma, De là-bas, Espace d’art contemporain Camille Lambert, Juvisy-sur-Orge
2012
Standard and poor’s, Capitalis, Estatuas, Galerie Hypertopie, Caen
Standard & Poor’s, on the Way, the Price of Glass, Fondazione Sandretto Re Rebaudengo, Turin
 
2011
Ifé, vitrine de l’Unique, Caen
2010
Delta, Pavillon Savare, Caen
 
Résidences
2011/2012 Résidence Voyez-vous, Transat vidéo, Colombelles
2010 Résidence Station MIR, Hérouville Saint-Clair
2010 Festival Cellbutton, Yogyakarta, Indonésie
 

Julien Creuzet est représenté par la Galerie Dohyang Lee à Paris

Site web de l'artiste
Book de l'artiste
Vidéo de l'artiste
 

Amadou Elimane Kane, poète, écrivain et enseignant-chercheur : «Les méthodes de dénigrement et les manipulations ne doivent pas faire reculer l’homme de culture...»

Interview publiée dans le journal le Quotidien du 12 août 2013, rubrique Horizon amadou-elimane-kane-006-1.jpg

Amadou Elimane Kane, poète écrivain et enseignant chercheur, nous livre beaucoup de son expérience personnelle et professionnelle à travers ses idées, ses engagements, le travail littéraire qui le passionne, les projets culturels qu’il met en œuvre au niveau du continent et sa vision de l’Afrique et du Sénégal. Ce parcours pluriel fait de lui une voix importante de la vie culturelle et artistique sénégalaise.

Depuis quelques temps, vous êtes plus souvent au Sénégal alors que vous êtes basé en Europe. Qu’est-ce qui l’explique ? Des projets… ?
Je viens plus souvent au Sénégal depuis 2004, date à laquelle j’ai commencé à mettre sur pied le projet de l’Institut culturel panafricain et de recherche de Yène. A cette période, j’ai acheté un terrain sur la commune de Yène Todd dans le but de construire un lieu qui permette les échanges artistiques, culturels et pédagogiques sur le continent africain. J’ai beaucoup travaillé à ce projet qui m’habitait depuis une trentaine d’années. C’est une sorte d’aboutissement à tous les combats que j’ai menés en Europe autour de la renaissance africaine et de la valorisation du patrimoine culturel africain. Sur mes économies d’enseignant et mes droits d’auteur, j’ai fait bâtir tout un espace de 2 000 M2 qui aujourd’hui accueille des groupes du monde entier dans un esprit de travail, de convivialité et d’échanges. Je suis plus souvent, c’est vrai, en terre sénégalaise, mais je continue de voyager en Europe, mais aussi sur le continent africain et un peu partout dans le monde. Selon moi, c’est une chance formidable de pouvoir vivre en différents endroits et de pouvoir concrétiser des projets dans cet esprit de partage et de découverte.
Poète, vous avez dit un jour que la poésie africaine est formidablement expressive. Mais quel regard portez-vous sur la poésie sénégalaise de façon particulière ?
Je suis particulièrement attentif à la poésie sénégalaise que je trouve merveilleusement productive. Nous avons de grands poètes au Sénégal que j’admire et qui m’inspirent. Je pense à Amadou Lamine Sall, à Ndongo M’Baye, à Hamidou Dia, à Habib Demba Fall, à Babacar Sall et à d’autres encore. Ces poètes figurent d’ailleurs dans l’anthologie que je viens de publier, qui s’intitule Enseigner la lecture/écriture et l’oralité : à la rencontre de 14 poètes sénégalais et qui est la réunion du travail que je mène depuis plus de 20 ans auprès des publics universitaires et scolaires dans le domaine de la poésie. En travaillant en France en tant qu’enseignant chercheur et aussi en tant qu’écrivain poète, et compte tenu de mes engagements, je me suis dit qu’il fallait absolument valoriser la poésie sénégalaise à travers l’enseignement et surtout auprès des jeunes. Ce travail a d’ailleurs reçu un accueil formidable auprès des élèves et a été soutenu par l’académie de Paris. Le livre est d’ailleurs préfacé par Sophie Fouace, Inspectrice pédagogique de l’académie de Paris qui a salué le caractère pédagogique et novateur du projet. Cette anthologie construit aussi un pont culturel entre la France et le Sénégal, entre les productions poétiques des collégiens basés à Paris et celles des écoliers de Yène. Par ailleurs, je travaille à une anthologie plus large qui réunira la poésie sénégalaise d’expression française de 1930 à nos jours. La poésie sénégalaise est extrêmement vivante, mais ce qui manque ici au Sénégal et plus généralement sur le continent, c’est la promotion de celle-ci, faire connaître les auteurs, le genre poétique à travers des rencontres, des lectures, etc. C’est ce que j’essaie de faire en proposant des publications et en menant des ateliers de poésie au sein de l’Icp, en partenariat avec les écoles, les collèges et les lycées pour que la poésie rencontre son public et que celui-ci soit également acteur de son expression.
Quand on lit vos poèmes, au-delà des mots, on vous sent très afro-optimiste…
Oui, c’est vrai. Vous savez, c’est un combat que je mène depuis 30 ans, celui de la promotion de notre patrimoine historique, culturel et social à travers ma poésie, mais aussi à travers mes engagements. Le continent africain possède des réserves extraordinaires qu’il s’agit de mettre dans la lumière. Je suis de ceux qui pensent que nous devons nous battre sur ce terrain, celui de la réhabilitation de notre espace géographique unique. Mon optimisme et mes espérances sont tels d’ailleurs que je propose que soit enfin concrétisé un grand rêve, celui des Etats-Unis d’Afrique, car il faut croire en l’unité. J’ai d’ailleurs tout récemment adressé une lettre au Président Macky Sall afin de porter ce grand projet en terre sénégalaise et d’avancer sur la voie du développement.
De manière générale, dans nos pays la poésie semble toutefois perdre ses lettres de noblesse.
Non, je ne crois pas. Les poètes sénégalais sont très talentueux, y compris ceux de la nouvelle génération. Je crois que la poésie est un genre majeur de la littérature qui ne peut pas s’éteindre. Mais c’est à nous de la porter, les écrivains, les hommes de culture. Comme je le disais précé­demment, ce qui manque aujourd’hui ce sont de véritables actions culturelles qui permettent une certaine visibilité littéraire et ainsi une reconnaissance du monde de l’écrit, des arts et de la culture. C’est aussi à nous d’y travailler pour être visibles. Ici, je veux poser le problème de la diffusion du livre des auteurs d’origine africaine. Nous avons de réels talents, mais malheureusement nos livres ne sont pas diffusés. C’est à ce niveau qu’il faut revoir nos politiques culturelles.
Thierry Sinda disait récemment de vous que vous êtes «un poète d’aujourd’hui, un poète de la néo-négritude». Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Cela signifie la continuité, je me sens bien sûr appartenir à ce que Thierry Sinda nomme la «néo-négritude» sans pour autant y être enfermé. Cela va de pair avec ce que je défends, c’est-à-dire la reconnaissance de nos arts, de notre patrimoine historique et culturel, de la renaissance africaine. Tous les poètes, tous les hommes qui ont œuvré pour la dimension africaine m’interpellent et m’inspirent amplement. Je salue au passage le magnifique ouvrage de notre ami Thierry Sinda qui représente un travail de longue haleine et qui rend hommage à toute cette expression artistique et poétique du monde noir.
L’on retrouve d’ailleurs des hommages à de grandes figures de la poésie africaine dont vous dans son Anthologie d’amour. Est-ce pour vous juste une reconnaissance ou plutôt une consécration de vos talents ?
Chaque publication est l’expression de la reconnaissance de mon travail et je suis très heureux de figurer dans cette anthologie. La consécration, je ne crois pas jusqu’au bout, il faut œuvrer pour ce en quoi on croit et rester humble. Chaque livre publié est pour moi une consécration intérieure, car je sais que j’ai mené un combat, un combat avec l’écriture qui parfois se révèle douloureux, mais que surtout j’ai réussi à porter un projet littéraire jusqu’à son aboutissement.
Outre la poésie, quel regard portez-vous sur la littérature sénégalaise d’aujourd’hui ?
J’y suis très attentif, car dans ce domaine il existe aussi de nombreux talents. J’admire beaucoup le travail de Boubacar Boris Diop qui est un auteur majeur de la littérature sénégalaise, en tant que romancier, mais aussi en tant qu’observateur et penseur de la société contemporaine. Toute sa démarche d’affirmation africaine me parle directement. Je suis aussi un grand admirateur de l’œuvre de Aminata Sow Fall avec qui je partage un certain nombre d’idées sur ce qu’il faut combattre en Afrique et ce que nous devons mettre en œuvre pour proposer des espaces d’émulation. J’aime beaucoup également les intentions littéraires de Abdoulaye Elimane Kane, ancien ministre de la Culture. Son univers féérique et porteur du rêve africain fait écho chez moi. Là aussi, ce qui manque cruellement au  Sénégal c’est le relais qui devrait être fait pour ces auteurs qui sont des acteurs importants de la vie culturelle sénégalaise. Il faudrait pouvoir développer nos réseaux de diffusion et de promotion afin de les faire connaître davantage sur tout le continent africain. Avec les nouveaux moyens de technologie dont nous disposons aujourd’hui, cela ne devrait pas être aussi complexifié.
D’aucuns pensent qu’au Sénégal, les hommes de plume n’affichent pas souvent des positions engagées et tranchées sur la vie sociopolitique. Qu’est-ce qui l’explique selon vous ?
Je ne peux pas parler au nom des autres, mais seulement partir de moi-même ou émettre des hypothèses. Vous savez, moi je me suis toujours levé contre les inégalités et les injustices de quelque nature que ce soit en Europe, en Afrique, au Sénégal et un peu partout. Je n’ai pas changé d’un iota sur ces questions et je crois que c’est aussi notre rôle, les écrivains, les poètes, les hommes de culture, de nous lever et de dire non, stop ! Je le clame à travers ma poésie, mes livres, mes engagements, ce sont mes armes pour faire entendre ce qui doit changer. Mais vous avez raison, chacun doit en prendre la mesure et dénoncer, au moyen de sa notoriété s’il le faut, toutes les injustices qui traversent l’humanité. Elles sont nombreuses et c’est à travers des projets de renaissance, de créativité, liés à l’humain qu’il faut avancer. C’est ce que je pense depuis des années et tous les actes que j’ai posés, par exemple pour porter la renaissance africaine, en sont la preuve. Vous savez, aujourd’hui dans la société sénégalaise, le dénigrement,  les insultes, l’appât du gain supplantent trop souvent le débat réel autour des idées. Cela explique peut-être que beaucoup d’hommes de culture, d’intellectuels s’abstiennent pour ne pas rentrer dans cette logique de dénigrement qui tue en réalité la créativité et nous installe dans le caniveau. Les méthodes de dénigrement et les manipulations ne doivent pas faire reculer l’homme de culture, le penseur, l’intellectuel. Il doit rester debout pour assumer son engagement jusqu’au bout. Donc, je lance un appel pour que les hommes de culture, les intellectuels reprennent les choses en main pour faire avancer la réflexion et l’analyse, pour sortir de cette situation de crise des valeurs métaphysiques, pour enfin proposer une véritable rupture, enclencher la vraie dynamique de fraternité, de dignité, de travail, de justice, d’harmonie, de concorde entre les uns et les autres.  Moi je crois qu’il faut rester fidèle à ses idéaux sans compromissions, la constance est selon moi une qualité essentielle  de la nature humaine.
Quelle lecture faîtes-vous, en tant qu’acteur, de la politique culturelle au Sénégal ?
Je pense que nous devons être des bâtisseurs et que nous devons proposer des programmes solides de développement culturel à travers des politiques volontaristes sérieuses qui valorisent notre patrimoine. Le développement du continent africain passe aussi par son rayonnement artistique et culturel. Car cette question n’est pas secondaire, elle doit être profondément présente et notamment se rattacher à la problématique de l’éducation, et à la question des langues aussi. Tout cela est étroitement lié. Je pense que le terrain de la culture sénégalaise est extrêmement riche et que c’est à nous de le rendre fertile par des actes fondateurs qui seront les miroirs de la renaissance africaine.
Parlez-nous de votre dernière publication, L’ami dont l’aventure n’est pas ambiguë. Un titre très évocateur… Pourquoi cette référence à l’œuvre de Cheikh Hamidou Kane ?
Tout d’abord, je dois beaucoup à Cheikh Hamidou Kane pour qui j’ai une profonde admiration. C’est un homme éminemment juste, talentueux et d’une intelligence humaine qui me transporte. Dans ce livre, L’ami dont l’aventure n’est pas ambigüe, le personnage de Samba Diallo incarne à lui seul toute une foule d’hommes qui ont trahi leur Peuple depuis la fin du gouvernement de Léopold Sédar Senghor, en passant par celui de Abdou Diouf et bien sûr sous la gouvernance de Abdoulaye Wade. Ces hommes qui, au lieu de servir l’Etat, se sont servis et ont détourné l’argent public. Le Samba Diallo de mon livre n’est plus celui dépeint par Cheikh Hamidou Kane, victime du choc culturel entre sa vision de l’Occident et la réalité. Le Samba Diallo du 21ème siècle est celui qui devient un être génocidaire malgré lui, et qui affame son Peuple pour sa réussite personnelle. Je le dénonçais déjà dans mon recueil de poésie Le songe des flamboyants de la renaissance, paru en 2008 aux éditions Acoria, où je déclarais qu’un centime détourné est un crime contre l’humanité. Je n’ai pas changé d’avis là-dessus et à travers la littérature je dénonce cette infamie intolérable. Cela étant dit, je crois aussi à la repentance et à la pacification des rapports sociétaux. Face à cette calamité qui a eu lieu, il faut trouver une voie unitaire pour la réconciliation sur le plan politique et œuvrer pour transformer en profondeur nos institutions qui garantissent la probité des hommes de pouvoir.
Le premier récit sur Boubacar dans ce livre est-il votre propre histoire ? Est-ce du vécu ?
Comme je le précise dans le préambule du livre, ce récit est inspiré de faits réels, mais appartenant aussi à l’imaginaire. Bien sûr, certaines choses que j’écris me sont arrivées. Ce que je porte, au même titre que Boubacar, c’est la conviction qu’il faut se battre pour réussir ce que l’on entreprend et devenir ce que l’on a choisi. Boubacar part en Europe pour prendre sa place, il rencontre des obstacles, mais il y parvient. C’est aussi cela qui m’intéressait, montrer que l’on peut réussir si on se donne les moyens dans un monde qui n’est pas simple mais que l’on peut, d’une certaine manière, maîtriser quand on s’attache à être dans l’excellence, le travail et la dignité. C’est ainsi que je conçois les choses. Comme Boubacar, je suis un génie raté. Je suis un gaucher contrarié à qui l’on a empêché d’écrire de la main gauche. Alors j’ai fait autrement. Je n’ai rien eu sur un plateau, j’ai tout simplement travaillé très dur. Je me suis battu contre les préjugés pour prouver que rien n’est acquis et que l’héritage n’est rien, comparé à ce que l’on met en œuvre pour cheminer sur les voies de la connaissance. En allant en France, j’ai pu combler mes lacunes et suivre des études universitaires longues, ce qui m’a conduit à préparer le concours d’enseignant que j’ai arraché au prix d’un travail permanent et ensuite de faire mes preuves au niveau de la recherche en sciences cognitives. J’ai longuement travaillé sur le terrain dans les académies de Créteil, de Versailles et de Paris où mon travail est unanimement reconnu. Voilà le message que je voudrais faire passer aux jeunes, il ne faut pas désespérer ! Lorsque l’on est normalement constitué, il faut saisir les opportunités qui sont là et tout s’obtient par le travail, rien ne s’hérite. J’habite fortement cette conviction que si l’on est sincère, que l’on travaille sans relâche, on peut prendre sa place. J’habite l’éducabilité cognitive qui consiste à croire que tout s’apprend. C’est ce que je dis sans cesse aux jeunes que je rencontre pour les inciter à prendre leur place. Cela a d’ailleurs inspiré un groupe de jeunes puisque ce récit a fait l’objet d’une adaptation au cinéma, un film qui s’intitule Sur les traces de nos pères et qui a été réalisé par une équipe de jeunes  collégiens et lycéens de l’atelier vidéo du collège Pablo Neruda d’Aulnay-sous-Bois en France, encadrée par une jeune cinéaste Myriam Fraine, d’origine franco- algé­rienne. Ce film a été en partie tourné ici à l’Icp de Yène dans le cadre d’un projet artistique et pédagogique. C’est un très beau film, porté par le regard de ces jeunes, une œuvre qui doit être valorisée et montrée dans les écoles, les collèges et les lycées. En France, il a reçu un accueil très chaleureux et suscite déjà l’échange et le débat, et c’est cela qui nous intéresse. Dans ce cadre et ici sur le continent, je vais également engager la promotion de ce film qui est riche d’enseignement et de réflexion.  
Dans vos poèmes comme dans cet ouvrage, vous faites un coup d’œil à la femme. Pourquoi la femme revient-elle souvent dans vos écrits ?
J’ai une grande admiration pour les femmes en général qui portent la justice, qui donnent la vie. Elles sont des actrices primordiales dans toutes les sociétés, et ici dans la culture africaine particulièrement. Je crois beaucoup à leur talent de rassemblement, de pacification et de partage. Autrement dit, elles m’inspirent. De plus, jeune, j’ai été très marqué par une femme, celle qui a conduit mon initiation, Khady Diop qui était une poétesse, et qui m’a tant appris. Elle a été la fondatrice de ce que je suis, un poète et un homme sensible à la condition féminine. Dans L’ami dont l’aventure n’est pas ambiguë, je donne la parole à cette femme, Mariam Asta Kane, car elle est une partie de moi et en même temps, elle incarne toutes les voix des femmes qui sont dans la beauté et à qui je voulais rendre hommage.
Amadou Elimane Kane, c’est également le panafricaniste. Pendant que le Sénégal se prépare pour accueillir le prochain sommet de la Franco­phonie, quel message pensez-vous lancer pour voir se réaliser votre rêve de l’unité politique, culturelle, sociale et économique du continent africain ?
Ce sera le moment de défendre encore et toujours ce que je défends depuis trente ans, l’unité africaine. Je crois beaucoup à la nécessité de constituer un bloc puissant partant du continent africain, pour notre épanouisse-
ment et pour l’équilibre du monde. Comme je l’ai dit précédemment, j’ai adressé une lettre ouverte au Président Macky Sall pour conduire la réalisation des Etats-Unis d’Afrique, car c’est par cette voie que nous parviendrons au développement. J’en suis intimement convaincu. Je ne suis pas le seul à le penser d’ailleurs. Tout récemment, j’ai rencontré le grand Cheikh Hamidou Kane qui incite tous les acteurs du pays et de l’Afrique, les élites politiques, les intellectuels, les cadres, les artistes, les jeunes, les femmes à mener ce combat pour bâtir les Etats-Unis d’Afrique et ce pour 2017. Il est également persuadé que cela est possible si on se donne les moyens d’agir et que l’on travaille sérieusement. Il n’existera pas de véritable changement sans engager un vrai travail de positionnement en faveur de l’Unité africaine et ce à tous les niveaux : culturel, historique, économique, politique, monétaire, linguistique et rendre ainsi possible notre autonomie comme les autres puissances qui dominent le monde. Pourquoi cette perspective nous serait refusée ? Pourquoi ne pas croire que la réussite est possible ? C’est à nous les Africains de mettre en œuvre ce grand projet, cette extraordinaire mutation qui permettra l’émergence du continent et offrira aux générations futures des espoirs et de la confiance en l’incroyable énergie africaine.
…Mais comment y parvenir véritablement ?
Nous sommes un continent immense, avec une densité démographique exceptionnelle, possédant des richesses géographiques naturelles diverses et complémentaires. Il s’agit de fédérer les forces qui sont là pour aboutir au développement réel. D’autres avant moi l’ont défendu, Cheikh Anta Diop notre aîné, Cheikh Hamidou Kane aujourd’hui notre grand doyen, le Président Abdoulaye Wade aussi et tant d’autres. Il faut s’approprier ce qui a déjà été réalisé et poursuivre sur cette voie qui est celle d’une réhabilitation nécessaire de nos potentiels pour la renaissance africaine, pour enfin voir naître les Etats-Unis d’Afrique.

Propos recueillis par Gilles Arsène TCHEDJI

Djibril Diop Mambety, une œuvre originale qui marque l’histoire du cinéma

Cinéma africain : Un art à suivre pour la jeune génération ou la nécessité de créer une école cinématographique africaine mambety.jpg

Djibril Diop Mambety assumait une rupture cinématographique avec le projet et le désir de réinventer le langage du cinéma, non seulement africain mais aussi mondial. « Ma mission est de ré-inventer la façon de faire du cinéma ».
Djibril Diop Mambety, figure importante du cinéma africain, a marqué le 7ème art par sa singularité et son enthousiasme à vouloir dépasser les frontières académiques. Il fait du cinéma en laissant place à différentes formes artistiques ; son style poétique, ses talents de conteur et son habilité rieuse à filmer la vie a donné une œuvre contemporaine qui défit le temps.
Aux premières heures des indépendances, il se démarque de ses amis cinéastes (Sembene Ousmane, Moustapha Alassane, Oumarou Ganda), investis dans les difficultés sociales des pays qu’ils dénoncent. Mambety choisit une autre voie plus libérale, celle de la création artistique où se mêlent humour, fantaisie et histoires fantastiques.
En 1966, il réalise son premier film Badou Boy en privilégiant l’image à la parole et opte pour la langue wolof, tendance peu répandue à l’époque. Le cinéma doit toucher toutes les populations, défend-il et en cela il est nécessaire de s’exprimer dans la langue originelle.
Cette technique narrative qui favorise l’expression des acteurs et des images fera la réputation de Mambety et son succès. Inspiré par les films muets de Charlie Chaplin, les films de Marcel Carné, Jean Renoir et Jean-Luc Godard, il s’en détachera pourtant pour construire son art dans un style unique où son regard aiguisé de la rue, de la vie va puiser une inspiration magique.
En trente ans, Mambety a réalisé sept films, documentaires et fictions en courts et longs métrages, avec parfois un silence de vingt ans entre ses productions. Artiste accompli, exigeant, il craignait de se répéter.
« Je ne considère pas le cinéma comme une profession ou un métier, mais comme un moyen parmi d’autres de faire une déclaration d’amour. Il y a évidemment des moments où l’artiste est silencieux ».
C’était un homme de vision qui en fermant les yeux pouvait « mettre en scène » tout un film. Puis il ruminait longtemps sans cesser de penser, aux images, aux expressions. Il lui arrivait de filmer certaines scènes de la vie pour les reconstruire ensuite dans ses œuvres.
Les anonymes l’inspirent et il les préfère aux comédiens professionnels : « La différence entre un professionnel et un non-professionnel est qu’un professionnel apprend son rôle et le joue, tandis qu’un non-professionnel joue sa propre personne avec toute son âme. C’est pourquoi il est plus authentique que le professionnel ».
Il semble nous dire que la vie l’emporte sur l’acte de créer et pourtant ses films marqueront l’art du 7ème art en Afrique et dans le monde. Peut-être parce que sa volonté est avant tout humaine, il cherche, à travers son œuvre, l’inspiration par les hommes, les femmes qui l’entourent, qui respirent et constituent un univers qu’il convient de fixer pour la postérité. C’est la grande force de Mambety, il ne triche pas, il ne fait pas de compromis avec la puissance de l’industrie cinématographique, il veut rester libre.
Pour ses films, il choisit le plus souvent les déshérités pour jouer la comédie, comme pour transcender l’inacceptable. Il portait son regard d’homme avant celui du cinéaste.
Utilisant des formes diverses, le documentaire, le drame, la farce, le suspense, le conte poétique, il construit pourtant une œuvre en cohérence. Il utilise diverses métaphores pour évoquer l’amour, l’argent, la rapacité de l’homme, la trahison. Ses décors sont Dakar et Colobane, ses acteurs sont « les petites gens », la mer revient dans ses images comme une purification et la musique est un moyen d’expression filmique.
La tradition du conte et de l’oralité traversent les films de Mambety pour relier les racines et « l’humus ». Liberté et allégories illustrent son œuvre.
« Je ne crois pas dans le cinéma didactique, je crois dans la création. Il y a ceux qui veulent ré-inventer, et ceux qui ne le veulent pas ».
Conscient des plaies du continent, il s’inscrit dans une démarche pédagogique avec finesse et avec art.
«  Je suis devenu conscient de ma mission au nom de mon peuple, de ma culture et de mon devoir universel qui est de chanter un chant que le monde entier peut entendre ».
Contraint parfois par des difficultés matérielles, il construit un cinéma fait d’images empruntées au rêve et au factuel, scènes « fantastiques » et proches du réel, Mambety appartient au courant que l’on a nommé le « réalisme magique ». Loin des conventions, il touche la justesse, le dogme d’un cinéaste créateur qui rend universelle sa vision par son humanisme.
À travers ses films, on peut dire que Mambety s’est attaché à traiter essentiellement de la dignité humaine, celle qui n’autorise pas la salissure, la corruption de l’âme par l’argent roi.
L’argent n’est pas la liberté, semble-t-il nous dire, c’est la force de l’être, de son identité qui constitue la véritable indépendance, la seule rédemptrice du chaos passé. Il croyait fermement en une ré-invention du monde et en la renaissance de la terre africaine.
Ses films ont laissé une trace prépondérante dans le paysage cinématographique et il a orienté une vision forte du cinéma mondial et contemporain. Il a inventé, avant l’heure, la vision du « dogme », courant exploité par les cinéastes danois dans les années 90.
Badou Boy, comédie muette, montrait l’intelligence du pauvre à se tirer d’affaire.
Touki Bouki, expression filmique, révèlait la blessure et le refus de se soumettre.
Contras’ City, documentaire urbain sur les contrastes de la vie dakaroise.
Hyènes, traduction lyrique d’une réalité, a laissé les frontières de l’innocence et de la culpabilité se côtoyer.
Le Franc, film musical, offrait la possibilité du rêve et du merveilleux au cœur d’un bidonville. Il n’y a pas de logique dans la misère donc prenons l’art et la liberté.
La petite vendeuse de soleil par sa simplicité, sa poésie humaine a offert un point final majestueux à l’œuvre du cinéaste.
La co-existence d’un cinéma créateur et de la vie a donné naissance à un regard à la fois singulier et universel.
La création est faite de croyance, de doute et de détermination. On retrouve ça et là, dans les films de Mambety, une ombre sur un visage, la lumière de la mer, la musique dans la nuit, le rire d’un enfant, un mouvement de caméra qui offre la perception du cosmos.
« C’est dans dix mille ans que la suite va se réaliser. D’ici à la fin, il y aura des éclipses de lune, des éclipses de soleil, il y aura l’ouragan, il y aura la paix. La beauté aussi. C’est chanté ». 
C’est dans cette perspective qu’il est indispensable de poser la question de l’existence d’une école cinématographique africaine. De jeunes cinéastes existent, tel Abdourahman Cissako, Moussa Absa Sène et d’autres, qui s’inscrivent dans cette belle dynamique de créativité cinématographique africaine.
Le cinéma africain prend tout son sens lorsque l’on fait une analyse du travail du cinéaste Djibril Diop Mambety.  Et c’est dans le sillage d’hommes comme Sembene Ousmane, Souleymane Cissé que doit naître un courant cinématographique africain s’imposant au monde du 7ème art.
Il ne s’agit pas de faire un cinéma « exotique », un cinéma du village. Il ne s’agit pas de faire du cinéma pour obtenir des prix ou pour satisfaire le système de représentation étriqué de certains occidentaux. Le cinéma africain doit avoir sa singularité propre pour présenter sa vision, sa clairvoyance, ses intuitions, son intelligence car l’art avec ses particularités a une visée commune aux hommes.
À l’instar de Djibril Diop Mambety, les jeunes cinéastes peuvent offrir des rôles aux comédiens, considérer ceux qui « interprètent » comme des êtres généreux et sensibles. Les uns les autres peuvent sortir du nombrilisme qui les occupe car le cinéma offre la possibilité de faire un véritable travail d’équipe, une collaboration artistique qui n’existe pas en littérature ou en peinture. Les africains doivent mettre en œuvre une authentique école cinématographique qui inscrira ses images dans l’univers intemporel.
Dans Hyènes, Mambety posait la question des apparences, il est temps que la jeune génération des cinéastes africains pose les actes d’une réelle création, en phase avec l’imaginaire et la langue de leur terre. Tous les cinémas du monde le font, transmission d’une pensée, d’un langage unique pour réussir un art à la portée universelle.
« Le cinéma doit être mis au service de la connaissance de soi (en tant qu’africain) et ceci est urgent ».
 
Amadou Elimane Kane
Poète écrivain, enseignant chercheur et fondateur de l'Institut Culturel Panafricain
 
Référence bibliographique :
 
Djibril Diop Mambety ou le voyage du voyant, Anny Wynchank, éditions A3, 2003