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Société

La culture créole à travers le prisme de la féminité

Questionner la langue, les expressions, les idées populaires, les clichés pour faire émerger les caractéristiques d’une société, voilà une proposition séduisante qui éclaire nos interrogations et nos raisonnements.  

En questionnant la langue créole et ses idiomes, Marie-Rose Lafleur nous invite à explorer l’image des femmes qui est véhiculée dans la société antillaise. Pour cela, elle s’appuie sur la langue et la culture populaire créoles, à travers notamment une expression majoritairement issue de l’oralité. Que ce soient à travers les contes, les proverbes, les légendes, les chansons et les croyances, la représentation de la femme créole, avec la complexité culturelle et historique qui s’y rattache, est encore ancrée dans un héritage éducatif qui relève de deux principes. Celui de l’imagerie ancestrale universelle arguant que la femme serait la cause de tous les maux humains et qu’elle serait soumise à son passé historique, tiraillée par les souffrances d’une empreinte masculine aliénée par la suprématie blanche de l’esclavage et de la colonisation.

Mais l’héritage culturel de la féminité créole est encore bien plus complexe, nous assure Marie-Rose Lafleur, et c’est ce qu’elle nous donne à comprendre à travers son livre.

Pour cela, elle remonte le temps en décomposant l’imaginaire masculin, à partir de la langue, de ses expressions et de ses verbes, pour expliquer, de manière binaire, que la femme antillaise serait considérée unilatéralement, vouée à la maternité et au foyer familial ou à une vie dissolue, une destinée de « mœurs légères », ce qui bien entendu serait dangereusement réducteur.

Au cours des différents chapitres, l’auteur considère la langue verbale créole qui désigne les femmes au moyen de métaphores, à caractère sexuel notamment, ou liées aux variations de la couleur de la peau et des métissages. Avec une constante entêtée, celle d’une connotation féminine maléfique qui demeure menaçante pour l’homme. C’est ainsi que l’homme, pour se prémunir, doit dominer la femme qui est comparée à une châtaigne, « qui tombée à terre fait face à toutes les situations ».

S’agissant des proverbes, les femmes sont assujetties au rôle de mère ou de « marâtre » dominante qui exige de l’homme la sécurité économique.

Pour les devinettes, les femmes sont réduites à un univers féminin strict, celui de la grossesse, de la cuisine, du ménage, de l’éducation des enfants et du bavardage.

Dans la société antillaise, si l’on s’appuie sur les croyances autour des femmes, celles-ci sont encore fortement montrée du doigt comme étant des êtres relevant du « chaud et de l’impur » et qu’elles auraient des pouvoirs sorciers pour asseoir leur emprise sur les hommes.

Marie rose lafleur

Dans le folklore traditionnel et les chansons, les femmes sont très fréquemment représentées et dévolues le plus souvent à une soumission sexuelle par l’imaginaire masculin ou à un caractère « cupide, frivole et calculateur ».

Dans la société antillaise, règne encore une opposition très marquée entre le mythe d’Ève, responsable du pêché et des malheurs de la terre et celui de la vierge Marie, initiée et assignée à réparer la genèse.

Ainsi la culture populaire créole, à travers ses croyances et ses mythes, continue d’assimiler la gente féminine à la domination des hommes car celle-ci est porteuse de malveillance, de déviances sexuelles, mais est faite, par un don nuisible, aussi de courage, de persévérance qui la rendent suspecte et en font encore des « créatures du diable ».

Les métiers apparentés à la femme ne sont guère valorisants non plus. De la lavandière à la prostituée, l’imagerie perdure, tandis que la position maternelle est encore vénérée. Tout comme le statut de la femme se définit dans sa situation matrimoniale. Mariée elle acquiert une identité, tout en demeurant intéressée par la réussite financière et sociale de l’époux.

Tout comme la société des hommes antillais persisterait à contrôler ce pouvoir féminin majeur qui est celui de l’enfantement, capacité inatteignable pour le masculin.

Il est intéressant d’observer que la société antillaise, en ce début de XXIe siècle, continue de perpétuer son patrimoine culturel, un héritage dévié des souffrances liées à la déportation et à l’esclavage. Cette imprégnation peut faire sourire mais le travail de Marie-Rose Lafleur est très sérieux et ausculte minutieusement l’idéologie dominante du monde masculin antillais.

Un autre fait souligné par l’auteur et qui est pertinent est celui de l’oubli des valeurs ancestrales africaines, lié à l’esclavage, à l’espace temps, lié à l’éloignement des territoires. La société traditionnelle africaine, de lignée matrilinéaire, place la femme au centre de la communauté sociale et familiale. Celle-ci est respectée, honorée et tient un rôle prépondérant au sein de la famille et du collectif social. Dans les sociétés africaines à tradition polygame, la femme, même si elle a des concubines, elle n’est jamais rejetée, perpétrant ainsi l’équilibre social, familial, affectif et économique du groupe. La souffrance liée à l’esclavage et l’aliénation de l’histoire caribéenne sont des variables explicatives à ce déséquilibre social et familial, un espace où la femme demeure centrale mais accusée d’une domination ensorcelante et d’inimitié persistante. C’est peut-être que celle-ci est tiraillée entre son appartenance aux origines africaines, au souvenir culturel qui s’efface et à l’identité européenne dominée par le système patriarcal.

L’ouvrage de Marie-Rose Lafleur est brillant et passionnant par ce qu’il ouvre comme perspectives sur la représentation féminine dans la culture créole. Comme il prouve que la femme sait être au cœur de la pensée et des enjeux sociaux de la société antillaise moderne.

Amadou Elimane Kane, écrivain poète, lauréat du Prix littéraire Fetkann ! Maryse Condé 2016, catégorie poésie pour le caractère pédagogique de l’action poétique de l’ensemble de l’œuvre et Fondateur de l’Institut Culturel Panafricain et de recherche de Yene

Lang a fann ou ce que le créole dit des femmes, Marie-Rose Lafleur, essai, éditions Ibis rouge éditions, Guyane, 2016

Marie rose lafleur livre

Principes politiques et pensée philosophique ou de la vertu thérapeutique de l’enseignement de Cheikh Anta Diop

L’actualité de Cheikh Anta Diop, c’est que le Sphinx ne meurt jamais…. n-dongo-m-baye-l-ami-le-poete.jpg

INTRODUCTION

Cheikh Anta Diop est un Humaniste et un Honnête homme, dans le sens littéraire et éclairé de l’humaniste du 17ème siècle, de l’Homme des Lumières du 18ème siècle, et de l’Homme réaliste du 19ème.
Homme intègre et intégral de plusieurs savoirs, il a su les faire converger , d’une manière concrète, et en s’appuyant sur la science, la politique, la philosophie et l’histoire, vers ce qu’il considérait comme un creuset, son seul et unique credo : le développement de l’Humain, par le rétablissement de la Vérité Historique de l’Afrique.
En considérant aujourd’hui l’actualité d’une œuvre aussi magistrale  et fondamentale que « Nations Nègres et Culture. De l’Antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui », CAD , à l’instar des philosophes et encyclopédistes du Siècle des Lumières (Jean Jacques Rousseau, D’Alembert, Diderot, Voltaire), des  jurisconsultes (Burlamaqui, Pufendorf, Hobbes), des écrivains du 19ème siècle comme Zola, Balzac,  Maupassant et Flaubert , a su tracer la voie , pour une prise de conscience centrée sur la liberté, la confiance en soi , et le Devenir de l’Humanité.
Pour asseoir sa crédibilité et sa durabilité, la théorie diopienne s’est appuyée sur deux socles très solides (que nous analysons ici pour les besoins de la méthodologie, dans une différentialité , alors qu’ils s’interpénètrent en fait sans cesse , dans un mouvement de concomitance , et se nourrissent l’un de l’autre) que nous appelons : principes politiques, et pensée philosophique.
Quant au « ou de la vertu thérapeutique de l’enseignement de CAD », c’est non seulement un hommage à son amour pour les sous-titres qui clarifient les libellés, mais aussi une reconnaissance de la lisibilité de la dimension historique et future de sa foi dans les générations à  venir, dans les esprits à former, dans les citoyens à éduquer.
Ainsi qu’il le dit lui-même, dans la Préface de l’édition de poche de 1979 de « Nations Nègres et Cultures… » : « Puissent les jeunes qui liront ce livre y trouver des raisons d’espérer, en mesurant le chemin parcouru depuis qu’il est écrit. »
C’est cet espoir sans faille qui est porteur de la thérapie de nos peuples malades d’une domination, d’une soumission, et d’une concussion destructrices.
Dans cette même préface, dans un premier temps , CAD rend compte de la lucidité et de l’honnêteté du génial poète Aimé Césaire qui, après avoir lu , en une nuit , toute la première partie de l’ouvrage , ne trouva que le vide autour de lui, alors qu’il fit le tour du Paris progressiste de l’époque, en quête de spécialistes disposés à défendre , avec lui, le nouveau livre.
Dans un second temps, CAD énumère toutes las facettes de son travail, toutes les hypothèses de son combat, autant d’éléments qui sont constitutifs de ses principes politiques  et de sa pensée philosophique, vecteurs moteurs de son enseignement : de l’indépendance de l’Afrique ,la création d’un état fédéral continental africain, à la description de l’univers artistique africain et de ses problèmes (sculpture, peinture, musique, architecture, littérature etc.), la démonstration de l’aptitude de nos langues à supporter la  pensée scientifique et philosophique , et partant, la première transcription africaine non ethnographique de ces langues , en passant par l’origine africaine et négroïde de l’humanité et de la civilisation, et l’origine nègre de la civilisation égypto-nubienne.
PRINCIPES POLITIQUES
CAD était un Politique dans le sens noble du terme : celui qui était hanté par l’organisation et la gestion de la Cité, pour le bénéfice de TOUS , dans l’harmonie, l’équité et la justice, dans la perspective d’abonder dans le sens du Bonheur.
Son combat politique, l’existence d’abord clandestine d’un mouvement politique , puis la création officielle du parti du Rassemblement National Démocratique (RND) , attestent, si besoin en était , que l’homme passait de la théorie à la pratique, et qu’il joignait le geste à la parole, toujours dans le sens de convictions bien établies , et ancrées dans une tradition de progrès et de luttes.
Il ne se limitait pas à dire , comme lors d’une Conférence au Niger « …on mène contre nous le combat le plus violent , plus violent que celui qui a conduit à la disparition de nombreuses espèces »  , mais dans sa lucidité et son pragmatisme, il posait déjà les jalons de ce que nous appelons aujourd’hui « la bonne gouvernance », en appelant à la dénonciation systématique et véhémente de ces maux, qui gangrènent encore l’Afrique, et qui ont noms : népotisme, corruption, paternalisme, favoritisme aveugle et exacerbé, trafic d’influence , tribalisme, régionalisme, micro-nationalisme …
L’actualité de CAD découle aussi de ses actions pour des causes qui, aujourd’hui paraissent si naturelles, mais qui, dans les années 50 , faisaient plutôt figures de travaux d’Hercule :
-L’utilisation des énergies nouvelles en Afrique
-La politique de reboisement , à propos de la désertification du Sahel : une vision résolument avant-gardiste au vu de notre situation actuelle.
-L’importance du rôle des langues africaines dans la stratégie diopienne d’Unification de l’Afrique …Notamment les cas du Haoussa et du Swahili dont quelques mots nous tracent les contours de principes politiques fondamentaux :
Ujima : travailler ensemble, rompre avec les querelles de chapelle
Ujamaa : esprit communautaire, la moralisation de chose publique
Umoja ; croire à l’unité du peuple pour le peuple
Nia : un même but, l’unification et la libération de l’Afrique-Mère.
-L’émancipation de la femme noire
-Les religions et la tolérance
-Les relations de l’Afrique et de sa Diaspora
-La problématique de l’Unité africaine, dont le professeur disait ,dans des propos recueillis par Djibril Gningue , et parus dans le no de Février-Mars 1989, de la Revue Diaspora Africaine , pour le 3 ème hommage à CAD) : « L’Unité africaine  est une question de survie du continent, donc elle se réalisera , soit avec le consentement des élites, des cadres, si ceux-ci sont suffisamment lucides ; soit contre tous ceux qui seront contre, et pour le plus grand bénéfice de tous. »
Mais déjà, dès 1953, dans la Voix de l’Afrique Noire, organe des étudiants du RDA dont CAD était le  Secrétaire général , on pouvait lire , à propos de «  la lutte en Afrique Noire » : «  …C’est en Février 1952…que nous avons posé le problème de l’indépendance politique du continent noir, et celui de la création d’un futur Etat Fédéral…il est certain qu’à l’époque, les députés malgaches et le leader Camerounais Ruben Um Nyobe  mis à part, aucun homme politique africain noir francophone n’osait encore parler d’indépendance, de culture, oui, de culture et de nations africaines… »
Ceci montre que la frilosité de nos hommes politiques actuels,  pour couper le cordon ombilical, ne découle pas d’aujourd’hui.
Contre cette tendance de la peur de l’engagement, CAD va forger des notions et concepts , capables de mobiliser des énergies, et créer des forces de rééquilibrage.
C’est ainsi que sous sa plume , apparaissent les mots : coalition, réaction en chaine, coordination.
A propos de la coalition, il dit «  A la coalition , il nous faut opposer la coalition. Il est plus que jamais nécessaire de dresser contre la coalition de la Vieille Europe , celle des Jeunes Peuples de toute l’Afrique , victimes de la colonisation… ».
Pour cela, il prône la meilleure tactique , qui  « consiste à faire en sorte qu’au moindre attentat à la vie, ou à la sécurité d’un militant, où que ce soit , il s’ensuive une réaction en chaîne à l’échelle du continent pouvant prendre, au minimum, la forme d’une paralysie de la vie économique .»
Une telle action réactive, demande une nécessaire coordination , seule capable de modifier profondément le rapport des forces, et d’inverser le mouvement , condition sine qua non pour devenir maître de la situation .
Une telle reprise en main  pour l’Afrique de son Destin, et une réelle participation à sa libération, vont non seulement dans le sens de l’établissement d’un progrès social à l’échelle du monde, mais aussi de la démarche d’une contribution de plus en plus efficace au combat pour la Paix entre les peuples.
Cette Nouvelle Ere Africaine naîtra de la conscience que tout mouvement, tout parti politique , ne pourra survivre et se consolider, que sur la base des revendications du peuple, appuyée par des syndicats indépendants et libres.
Mais pour cela, il faut l’émergence d’une Nouvelle Pensée.
PENSEE PHILOSOPHIQUE
Le soubassement de la pensée philosophique de CAD , se concrétise  par un mouvement, une volonté, et surtout la nécessité d’une décolonisation de la pensée, afin de nous libérer de la pensée philosophique de nos anciens  colonisateurs.
La pensée philosophique part du double constat, d’une part d’une demande et d’un désir de philosophie basés sur les aspirations et les espoirs de nos peuples, et d’autre part, du profit perfide qu’en ont tiré les pouvoirs publics, en proposant toutes sortes de doctrines dites philosophiques , pour soumettre les opinions, et ainsi réduire les débats théoriques, en monologue du pouvoir.
En mettant en exergue , l’idée que « quiconque tient l’histoire d’un peuple, tient son âme », CAD va diriger sa réflexion sur deux axes : la Conscience Historique, et les Langues Africaines seront les mamelles de la Libération conceptuelle de l’Afrique.
Et dans ce sens que CAD affirme  clairement sa conception afro-centrique de l’histoire des Civilisations , face à l’égocentrisme européen, et ses disciples africains inavoués.
Ce qui donne dans « Civilisation ou Barbarie » : « L’Africain qui nous a compris, est celui-là même qui, après lecture de nos ouvrages , aura senti naître en lui un autre homme animé d’une Conscience Historique, un vrai créateur, un Prométhée porteur d’une nouvelle civilisation, et parfaitement conscient de ce que la terre entière doit à son génie ancestral dans tous les domaines de la science, de la culture et de la religion. »
En mettant l’accent sur l’importance du progrès de l’historiographie africaine, et en montrant l’efficience de l’étude du passé (Nietzsche disait que retourner dans le passé ne veut pas dire y rester) qui met en relief la Relativité Historique, CAD, appelle l’Afrique à recouvrer son Initiative Historique, élément différentiel entre « le peuple » qui en besoin pour exister, et « la population » qui n’est qu’ un agrégat d’individus composites , qui n’a pas ce sentiment d’unité , ce ciment qui unit tous les éléments d’un peuple, ce fil conducteur qui remonte aux ancêtres les plus lointains , constituant la force , et un rempart de sécurité contre toutes les formes d’agression culturelle.
En somme , la Conscience, l’Idéologie Historique, en tant que moteur puissant et fécond du développement, est bien la première barrière infranchissable pour une véritable libération mentale, et intellectuelle.
Ce qui intéresse CAD, c’est la restauration de la dignité, par la prise de conscience de l’existence, et de la valorisation de soi , par le biais de l’exhumation des valeurs piétinées, et enfouies par le colonisateur.
Pour cela, il met en place une théorie de la Non Renonciation, et de la Non Disparition, en lançant son cri de conviction : «  l’humanité ne doit pas se faire par l’effacement des uns au profit des autres ; renoncer prématurément , et d’une façon unilatérale à sa culture nationale , pour essayer d’adopter celle d’autrui, et appeler cela une simplification des relations internationales et un sens du progrès , c’est se condamner au suicide. »
Dans le même temps où CAD définit la pensée philosophique comme non neutre, parce que toujours engagée, dénonçant par là tout universalisme du discours idéologique, et réfutant toute existence et toute logique d’une pensée « passe-partout », il appelle à la libération par la décolonisation linguistique.
Du coup, il met en lumière la relation intrinsèque que la langue entretient avec la liberté ou l’esclavage, et l’étrangéité de l’intellectuel africain né, nourri et élevé dans des langues et cultures étrangères. Or , une langue n’est pas philosophiquement neutre. Sa structure, son système, la sémantique, la syntaxe, le vocabulaire, vont dans le sens d’orienter la pensée de ceux qui la pratiquent.
La puissance de cet esclavagisme linguistique peut avilir notre mode de pensée, et changer notre vision du monde.
C’est pourquoi CAD nous exhorte à la vigilance : «  fonder l’unité linguistique sur la base d’une langue étrangère, sous quelque angle qu’on l’envisage, est un avortement culturel. Il consacrerait irrémédiablement la mort de la culture nationale authentique, la fin de notre vie spirituelle et intellectuelle profonde, pour nous réduire au rôle d’éternels pasticheurs ayant manqué leur mission historique dans ce monde . »
 
QUESTIONNEMENT PERMANENT
Voilà ! Les Mots sont lâchés : « mission historique », qui ne doit s’appuyer ni sur une tradition tyrannique, ni sur un modernisme matérialiste, mais sur ce qui fait leurs liens constitutifs d’un cheminement , pour le progrès , la liberté et la dignité de tous les peuples, transcendant les frontières , et basé sur la compétence , le savoir-être, la possibilité de s’abreuver aux sources de sa vraie histoire.
C’est ce va-et-vient fructueux , entre le passé et le présent, dans la projection du futur, qui peut créer un esprit humain en général, et un esprit africain en particulier, capables de relever les défis de l’humanité.
L’esprit de reconquête de soi passe par la réappropriation objective et scientifique de son histoire, et la valorisation de sa propre langue , tout en étant capable d’aborder et d’intégrer des éléments innovants.
La fierté seule, ou la recherche effrénée d’une dignité à retrouver, et à brandir, ne font pas le lit du développement .L’indépendance exige l’assimilation de la pensée scientifique comme nous le confirme CAD , dans sa Préface de l’édition de 1954 de « Nations Nègres et Culture.. » :
« Bien sûr, il faudra que l’Afrique assimile la pensée scientifique moderne le plus rapidement : on doit même attendre davantage d’elle .pour combler le retard qu’elle a accumulé dans ce domaine depuis quelques siècles ; il lui faut entrer sur la scène de l’émulation internationale, et contribuer à faire avancer les sciences exactes dans toutes les branches, par l’apport de ses propres fils .Mais ne nous faisons pas trop d’illusions , une telle entreprise ne se réalisera pleinement que le jour où l’Afrique sera totalement indépendante. »
Pensée ne saurait être plus actuelle , et plus porteuse de questionnement permanent.
 
Ndongo MBAYE
Docteur-es-lettres
Sociologue et journaliste
Professeur Associé à l’UCAD et à l’IFAA au Sénégal
Poète-écrivain
Membre du Comité Scientifique de l’Institut Culturel Panafricain (ICP) de Yène
Responsable du Pôle Loisirs Retraités et Handicapés à la Mairie de Choisy- Le –Roi (Val de Marne) en France

L'éthique et la morale

« L’Ethique et la Morale dans l’éducation, la Responsabilité, et l’Action : pour une Moralisation de la Cité, et un changement de paradigme dans l’émergence d’un Nouvel Humanisme » ndongo-mbaye-1.jpg

I   « Quelles valeurs communes pour la société de demain, et quel devrait être le contenu d’une Education Civique, au-delà de la transmission d’un savoir, par l’instruction publique ? »

 NIT NITAY GARABAM

Lorsque Ahmadou Hampathé Ba, du haut de la tribune de l’ UNESCO lance cette phrase (devenue depuis tellement célèbre qu’on la cite très souvent  comme un proverbe africain !) : « En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle », il ne faisait pas seulement allusion à un Savoir Encyclopédique qui disparaît, mais il voulait surtout attirer l’attention sur la figure emblématique du vieillard, en tant que Source Transmettrice d’un Savoir-Etre, vecteur fondamental, et garant des Valeurs Essentielles de la société.
Et pour montrer aux jeunes générations qu’entre l’Etre, l’Avoir et le Paraître, son choix est  clair et sa sentence imagée, il nous dit : « Un morceau de bois a beau séjourner dans l’eau, il pourra flotter, mais il ne deviendra jamais un caïman ».

RETOUR DANS LE PASSE

A partir de 1959 et ce pendant 6 ans, j’ai suivi l’école primaire dans mon village de Yeumbeul au Sénégal. Pendant tout ce temps, nos instituteurs, nos «  maîtres » successifs se sont évertués à nous transmettre non seulement un Savoir, mais ils se sont fait un point d’honneur à nous inculquer des Valeurs Morales Quotidiennes, à travers ce que nous attendions si impatiemment tous les matins : « la Morale du Jour ». Une Pensée Eclectique, dont le contenu, venant de tous horizons, changeait avec le temps et les circonstances de la vie.
En somme, ces maîtres donnaient aux Contenants que nous étions, le Contenu d’une Education Civique, qui était déjà un au-delà du Savoir, qu’était sensé nous apporter l’Instruction Publique :
«  Ne faîtes pas autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fït «  Confucius
« On a toujours besoin d’un plus petit que soi » Jean de La Fontaine.
« Aide toujours les personnes qui en ont besoin à traverser la rue. » Sagesse populaire
« Il nous faut, dans la nuit, lancer des passerelles » Antoine de St Exupéry
« L’homme est le remède de  l’homme » Proverbe wolof

INTERCULTURALITE ET REGARDS CROISES : LES VALEURS CARDINALES ESSENTIELLES D’EDUCATION NE SERAIENT –ELLES PAS UNIVERSELLES ?

En parcourant des aires géographiques très différentes, en voyageant (dans le sens initiatique du terme) dans des Cultures différentielles, en essayant de pénétrer des Philosophies de la Vie, des Religions, mais surtout des Spiritualités (et j’insiste particulièrement sur ce mot ) qui ont émergé de peuples aux origines si apparemment peu communes, si très souvent dissemblables, on s’aperçoit, à travers les Textes écrits, les Paroles Sacrées ou Profanes, les Pensées Collectives ou Individuelles, oh combien les Valeurs d’Education, les Systèmes Comportementaux établis dans le Sens d’un Equilibre, d’une Harmonie, d’une Osmose au sein de la société, sont on ne peut  plus Universels !
C’est dans cette optique  qu’il faut situer le Programme Universel d’Action pour l’Education aux Valeurs dans la Petite Enfance, lancé par l’UNESCO en Novembre 2000, et centré sur l’enseignement aux plus jeunes, des Valeurs Fondamentales.
Dès lors, le Respect des autres, l’Education Multiculturelle, la Protection de la Nature, deviennent des crédos, et autant de valeurs à inculquer aux jeunes enfants, dans la perspective de développer chez eux, des capacités à Coopérer, et à Résoudre les Conflits, donc à créer les Conditions Préalables et Durables de la Paix.
Comme le déclarait Federico Mayor, ancien Directeur Général de l’UNESCO : « Investir dans l’éducation, ce n’est pas seulement Respecter un Droit Fondamental, c’est Bâtir la Paix et le Progrès des Peuples. L’éducation dès le plus âge doit être vectrice de valeurs, car chaque enfant est Le Patrimoine le plus important à Préserver… ».
Dans le No 84 de Septembre 2002 de la Revue « Ecoliers du monde », on peut lire : « les valeurs universelles constituent le fondement de toute vie en société. Elles doivent apporter aux enfants une Raison d’Etre, une Nouvelle Perspective de la vie, ainsi qu’une plus grande Source d’Espérance. Il  existe une relation étroite entre « Valeurs » et « Education ». L’éducation aux valeurs universelles, telles que la Solidarité ou la Justice, incite les êtres humains à Reconsidérer leur Relation au Monde et à Autrui, leur permettant ainsi de travailler Ensemble, de Résoudre les Conflits, et de Dialoguer sur une même base. Elle plaide en faveur du Respect des Valeurs Communes à travers les Civilisations, et apparaît comme un atout indispensable pour permettre de Progresser vers les Idéaux de Paix, de Liberté et de Justice Sociale.
Et pour cela, l’Association « Ecoliers du Monde /Aide et Action » « affirme sa foi dans le Rôle Essentiel de l’éducation dans le Développement Continu de la personne et des sociétés ». Elle ne considère pas l’éducation comme « un remède-miracle », ni comme « le sésame-ouvre-toi « d’un Monde Parvenu à la Réalisation de tous ces Idéaux, mais comme une Voie Essentielle au service d’un Développement Humain plus Harmonieux et plus Authentique, afin de Faire Reculer la Pauvreté, l’Exclusion et la Guerre. Elle s’appuie sur les Valeurs Locales, fondements sur lesquels viennent se greffer les Valeurs Universelles. Cette Valorisation de la Culture Locale permet aux Communautés Exclues d’avoir confiance dans leurs Choix Educatifs. »
Finalement éduquer, c’est passer de l’Esthétisme lénifiant, de la Dictature du Savoir et du Savoir - Faire, à une Ethique, une Morale du Savoir-Etre, capable de donner naissance à l’Homme Durable.

II « Pour une Ethique et une morale de Conviction, d’Action et de Responsabilité, pour l’exercice d’une Nouvelle Gouvernance. »

Ainsi, nos seules grandes passions doivent être l’Ethique et la Morale érigées au frontispice de notre Panthéon, ainsi que leurs corolaires de Justice, d’Equité, de Respect, et de Liberté.
Dès lors, l’Ethique, cette «  Esthétique du dedans » dont parlait le poète Français Pierre Reverdy, doit être le Soubassement de toute Construction Humaine.C’est pourquoi, comme le disait le célèbre et sage juge sénégalais Kéba MBAYE, lors de sa Leçon  Inaugurale prononcée en 2005 à l’Université Cheikh Anta Diop (UCAD) de Dakar,  sur la thématique : « L’Ethique aujourd’hui » :
« L’Ethique se donne pour but d’indiquer comment les êtres humains doivent se comporter, agir, et être entre eux, et envers ceux qui les entourent.
La finalité de l’éthique fait donc d’elle-même une Activité Pratique, une Praxis.
Il ne s’agit pas d’acquérir un savoir pour lui-même, mais d’Agir avec la Conscience d’une Action Sociétale Responsable. »
En somme, il faut savoir passer de l’Ethique de Conviction, à l’éthique d’Action et de Responsabilité.
Et c’est parce que l’homme s’est beaucoup éloigné du triptyque : Justice, Equité et Objectivité, que le Déficit d’éthique fait qu’aujourd’hui, les Valeurs Positives sont laissées en rade, au profit des oripeaux de l’ignominie que constituent : la mesquinerie, la tromperie, la veulerie, la bassesse, l’arrogance, le mépris, le trafic d’influence, le mensonge, la fourberie, la démagogie …
Si un homme de la dimension et l’envergure du juge Kéba MBAYE criait avec une telle véhémence que : « L’Ethique devrait être adoptée par notre pays, comme la mesure de Toute Chose, car, accompagnant le travail, elle est la condition sine qua non de la Paix Sociale, de l’Harmonie Nationale, de la Solidarité et du Développement », c’est parce qu’il savait, dans son intime conviction, qu’en Droit, il y a trois possibilités :
- Vouloir ou ne pas vouloir
- Pouvoir ou ne pas pouvoir
- Devoir ou ne pas devoir
Et il était convaincu que son « Honnête Homme », à savoir l’Homme de Justice digne de ce nom, doit Vouloir, Devoir, et Pouvoir.
Et c’est dans ce même ordre d’idée qu’Albert Camus, dans « L’Homme Révolté », affirme que : « la revendication de justice aboutit à l’injustice, si elle n’est pas fondée d’abord sur une Justification Ethique de la Justice ».
Cependant, il ne faut jamais perdre de vue, que l’éducation est le Pilier de toute Nouvelle Citoyenneté, et son corollaire, l’Ethique, inclut avant tout la Morale et le Bon Sens.
C’est ce qui explique qu’il est si important de « cultiver la vertu » des enfants, d’autant plus que leur conduite exemplaire, détermine le Visage de la Société.
C’est sur quoi nous éclaire Nelson Mandela, quand il dit sans ambage ni fioriture : “Education is the most powerful weapon wich you can use to change the world » (l’éducation est la meilleure arme pour changer le monde).
Ainsi, à l’instar de la     Culture, l’Education est au début et à la fin de tout Développement Harmonieux et Durable.
Elle doit allier l’Efficacité à l’Efficience, en posant comme préalables, l’éthique, la morale, le don de soi, le « savoir servir sans se servir ».
C’est pourquoi, pour changer les Paradigmes actuels des sociétés en Crise Multisectorielle livrées aux puissances de la finance, de la concussion, de l’arrogance de la richesse, et de l’ego surdimensionné, il faut retourner  nous abreuver aux sources de la participation, de l’empathie, de la compassion, de la solidarité, de la concertation et de la consultation, afin de rendre effectifs l’Equité et le Progrès, mais aussi afin de Mettre en Relation le Passé et la Modernité.
En fait, il nous faut replacer l’éthique au cœur des cœurs, au cœur des politiques publiques, au cœur du lien social. D’où l’intérêt de proposer, pour les valeurs et la société (dans son intégrité et son intégralité), de faire de l’éthique : une norme structurante de la vie en société, une arme structurante du fonctionnement des institutions et de l’administration, et une norme structurante de la gestion du patrimoine public, et du rapport à la nature.
Pour cela, nous devons dépasser la notion généreuse, mais théorique, de l’éthique de conviction, pour aller résolument, encore plus loin, vers une éthique pratique et pragmatique, de  responsabilité et d’action.
Et c’est cela qui explique, qu’après avoir constaté le Dérèglement de tous les paramètres d’éthique, dû à l’appât du gain facile, et la recherche effrénée du prestige et de l’artefact, le juge Kéba MBAYE assène :
« Il faut aujourd’hui, qu’à travers le Diagramme de l’Ethique, soient aussi examinés avec soin, non seulement les sciences et les technologies, mais également, les pouvoirs étatiques : exécutif, législatif et judiciaire, l’éducation, la conduite de l’étudiant, le rôle de l’enseignant, la fonction d’administrateur, les activités économiques des secteurs primaire, secondaire et tertiaire, la politique en général, le combat pour le pouvoir, la gouvernance, les rapports entre les différents membres de la scène politique, les relations entre gouvernants et gouvernés, le comportement de ces derniers, la communication, la famille, le voisinage, le sport, la culture, les relations internationales, les rapports entre pays riches et pays pauvres, et d’une façon générale…l’ensemble des activités et du comportement des hommes, pris individuellement ou collectivement, mais aussi des états , c’est-à-dire de leurs représentants
Pour conclure, la leçon magistrale de cette Leçon Inaugurale, c’est que l’Ethique doit être le sang qui irrigue le corps de toute société, et celui qui doit couler dans les veines de toute activité humaine. 
 
Dr Ndongo MBAYE
Docteur-es-lettres, Sociologue et journaliste
Poète-écrivain , membre de la Commission Scientifique de l’Institut Culturel Panafricain (ICP) de Yène au Sénégal
Professeur-Associé en Communication et Sociologie à l’UCAD et à l'Institut de formation en Administration des Affaires (IFAA) à Dakar
Responsable depuis 20 ans du Pôle Loisirs Retraités et Handicapés à la Mairie de Choisy-le-Roi (Val de Marne) en France

Quand la danse du fou interroge les maux du corps

Par Amy Niang et Aboubakr Tandia amy-niang-2.jpg

Selon une socialisation traditionnelle assez ancrée, le corps de la femme était modelé, dans beaucoup de sociétés africaines, en tant qu’objet de jouissance esthétique et sexuelle pour l’homme. Les technologies du corps proprement mobilisées à cet effet faisaient du corps de l’homme un outil de travail manuel, mais aussi intellectuel et moral. En d’autres termes cette division sexuelle du travail s’accompagnait d’une distribution des positions de pouvoir dans la société. 
La femme était ainsi restreinte dans l’intimité de la sphère privée familiale alors que dans la totalité de l’espace publique s’exerçait la domination masculine. Cette situation a prévalu jusqu'à récemment dans beaucoup de pays africains, avant que les processus de démocratisation et du système-monde ne prennent le dessus sur les apories des Etats postcoloniaux. De nouveaux imaginaires sociopolitiques et économiques prévalent aujourd’hui dans la désignation et les usages du corps. Plus particulièrement la « révolution du genre » a projeté les sociétés contemporaines, y compris africaines, devant une irruption-exhibition de la femme dans l’espace public, laquelle s’accompagne irrémédiablement d’une remise en cause des institutions et des structures sociales de l’hégémonie sexiste masculine, notamment la sexualité, l’Etat, l’économie, l’usage du corps.
Selon les cas, le corps de la femme évoque, de plus en plus, un certain nombre de rapports symboliques qui marquent les contradictions, mais aussi les fissures de sociétés qui accompagnent l’entrée de la femme dans l’espace public. Dès lors, on pourrait se trouver en face d’une dramatisation quelque peu subversive des rôles traditionnellement distincts. D’une part, le corps de l’homme est conçu pour les joutes aussi bien physiques, telles que le lamb (lutte traditionnelle), que politiques et économiques, et celui de la femme comme appendice paré, mais aussi comme un instrument stratégique dans ces luttes. 
Le corps de la femme est ainsi le creuset sur lequel sont projetées les dimensions personnelle, psychologique et collective de la compétition politique. C’est aussi le baromètre de la quête collective de ressources et de sens, de prestige et d’extase, dans un contexte d’économie de marché où la réalisation sociale est incarnée, plus que tout autre symbole, par la présence de la femme ornée des atours de la réussite de son bienfaiteur. Dans notre analyse le corps est perçu comme l’iconographie d’une nouvelle sexualité, celle de la crise, de la déviance (1) dans laquelle le langage, le chant, la danse et toute expression corporelle, ou médiatisée par le corps, véhicule des désirs et des projets fantasmés de pouvoir et de signification sociale et politique.

GOUVERNEMENTALITE DU CORPS ENTRE PUBLIC ET PRIVE

L’argument principal est qu’on ne peut lire et analyser les transformations sociales et politiques au Sénégal et ailleurs en Afrique postcoloniale sans rendre compte de la manière dont le corps, dans toutes ses formes, est gouverné. Les gouvernementalités du corps ne se résument pas cependant aux modes d’intervention du politique sur celui-ci, mais évoquent également, dans un contexte de la « privatisation de l’Etat » (2) et des relations politiques, les gouvernementalités privées. Celles-ci renvoient aux modes de « gouvernement privé indirect » par lesquels l’individu, seul ou dans des groupuscules d’allégeance infra-sociétale, exerce une capacité à peser sur le cours des choses en commençant par les ressources les plus accessibles telles que le corps. 
Le gouvernement privé du corps admet ce que Foucault a appelé les « technologies du soi », c’est-à-dire que dans l’appropriation privée des technologies du corps, les individus sont souverains dans la détermination « par leurs propres initiatives, ou par la médiation des autres, d’un certain nombre d’opérations sur leurs propres corps et leurs ames, leurs idées, leur conduite, et une manière d’etre, de sorte à se transformer en vu d’accéder à un certain niveau de bonheur, de pureté, de sagesse, de perfection ou d’immortalité. » (3) Cependant, il convient de le noter, les initiatives privées sur le corps tendent paradoxalement à accentuer le caractère redondant de l’instrumentation de l’action publique sur celui-ci.
Ainsi, l’importance du corps en tant que lieu de reconnaissance des passions collectives, mais aussi des tensions et des contradictions sociales, relève de sa capacité à représenter, à exprimer et à mettre en scène et en sens le malaise, la quête d’extase collective sur un mode convulsif qui confère un caractère incertain au progrès social. L’imagination des formes et des possibilités d’usage du corps humain devient alors le cadre mental qui subsume les catégories du pouvoir, de l’accomplissement et de la réussite, ainsi que de la santé matérielle et morale du groupe, le corps social. Les métaphores du corps deviennent autant d’éléments de la sphère privée transposés dans la sphère publique sans que cela implique nécessairement une quelconque médiation. 
Plus fondamentalement, les usages du corps comme modalités d’expression politique et de présence dans l’espace public rendent compte de la transformation des relations entre l’Etat et la société, et au sein de la cité, des imbrications complexes et des rapports conflictuels entre le public et le privé, le collectif et l’individuel. Le corps est alors conceptualisé, institutionnalisé, circonscrit, déplacé, déconstruit, élaboré, équipé non pas explicitement par l’état, mais à travers des modèles de réalisation sociale, des modèles d’être et de faire qui impulsent une mise en convergence des différents corps les uns avec les autres.
Le corps est tout ce qui reste comme bien dans un contexte de rareté économique et de désenchantement social et politique post-alternances. On comprend pourquoi il peut représenter un support, un canal privilégié, un capital personnalisable pouvant être investi dans l’ajustement, l’accommodement et la mise en sens par les individus de la conjoncture et des dynamiques structurelles sociopolitiques sous-jacentes. Cela est d’autant plus frappant que le corps devient également la cible privilégiée des stratégies de résistance et de survie face à une institution politique qui souffre d’un déficit de légitimité et d’autorité. Les événements du 23 juin 2011 (Ndlr : violentes manifestations populaires au Sénégal, pour empêcher une réforme de la Constitution engagée par le président Wade) démontrent que la résistance des corps comme recours de la contestation peut décréter la mort métaphorique de l’autorité qui fait s’effondrer le fondement de l’ordre et de l’obéissance.
Puisqu’il demeure le seul recours ou la seule arme pour des citoyens désenchantés se débattant dans la débrouille sociale et les luttes politiques, donc une menace pour l’autorité publique en faillite, le corps doit être contre carré. 
Certes le corps constitue une modalité d’expression et/ou de participation politique, laquelle peut prendre une forme conventionnelle ou transgressive, pacifique ou violente, chez les jeunes comme chez les adultes, et il importe de le noter, de plus en plus chez les femmes. Mais l’usage du corps semble obéir à certains profils ou catégories précises. Autrement dit, les imaginaires mobilisés, les stratégies dégagées dans ces usages forment ce qu’on peut voir comme une figuration, c’est-à-dire des manières de figurer, de (se) représenter et leurs effets. Eu égard à l’ubiquité des figures qu’elles peuvent impliquer, il nous parait utile de souligner qu’en réalité les figures d’acteurs et les usages du corps et des modes d’expression politique auxquels elles renvoient à la fois subissent et rendent comptent des transformations sociales qui ont marqué le Sénégal depuis trois décennies au moins.

LE « YOUZA » : QUAND LE « FOU » DANSE CONTRE LA REPUBLIQUE

Le youza (Ndlr : une danse en vogue au Sénégal) s’inspire beaucoup du champ sémantique de l’utilisation du corps, du grotesque, de l’érotique, du vulgaire, du provocateur. C’est une danse qui se caractérise par un frottement nerveux des parties du corps ; elle se prolonge par une contorsion forcenée du corps entier comme si ce dernier devait être débarrassé de tics insupportables à force d’être secoué. L’habileté du danseur est jugée par sa capacité à se frotter le pubis, les aisselles, les seins et à se moucher de la manière la plus vulgaire. 
Par son intensité et son répertoire sordide, le youza évoque une forme paroxystique de démence (collective) qui peut aussi se lire comme l’expression d’une imagination qui cherche malgré tout à évacuer des impulsions pressantes. La popularité de la danse est d’autant plus grande qu’elle suscite un débat des plus soutenus sur sa paternité, (4) une controverse qui reflète l’agitation émotionnelle, psychédélique d’une société qui vit de spectacle, c’est-à-dire d’une série d’exhibitions théâtralisées visant primordialement à divertir. Le fait est que dans le registre du « sujet fantomatique » ce spectacle est un champ de fantasme pour les individus en figuration qui y déploient ce qu’Achille Mbembe a appelé les « expériences spéculaires ». Il s’agit « pour l’essentiel, poursuit Mbembe de formes de l’existence [qui] naissent d’expériences singulières […] de « formes extrêmes du vivre humain » où les mondes de l’envers et les mondes de l’endroit ne font qu’un, la frontière qui les sépare s’étant évanouie » . (5) De façon plus significative « dans notre contexte africain, note Mbembe, ces formes extrêmes du vivre humain passent aussi bien par la corruption des sens et la jouissance du corps que par l’horreur qui accompagne les grandes flambées de terreur ». Le youza n’est pas un rite qui évacue entièrement, et naïvement, les maux du corps, c’est une caricature qui interroge, au-delà de sa fonction divertissante, avec une relative violence, le malaise de l’inconscient dans chaque corps possédé par cette forme de démence partielle. 
Le « youza » révèle une société en extase mystique devant sa propre capacité à mettre en scène sa déliquescence. En même temps qu’on répugne de s’y adonner, il y a comme une force irrésistible qui pousse à l’indocilité, voire la transgression, cette dernière étant entièrement simulée par des tortillements toujours plus déments, et la possibilité infinie d’improviser et d’apporter, chacun à son tour et à sa manière, une touche toujours plus « créative » à ce ndeupp (7) d’un genre moderne qui aurait perdu sa fonction thérapeutique et cathartique. 
Sous un mode populaire, la floraison de styles, la création artistique – si tant est qu’on peut appeler cela création – est provoquée par un désarroi suscité par la désintégration irrésistible, la sclérose de toute une société dont la majorité jeune ou très jeune reste désœuvrée, sans alternative. Une société déroutée où « les moindres hochets procurent autant de distractions». (8) Ainsi, le corps virevolte, il tourne autour de lui-même sans pour autant arriver à raccorder les membres disjoints et épars, et à reconstituer l’unité défaite du corps désagrégé. En ce sens qu’elle n’aboutit souvent qu’à une libération immédiate et momentanée, voire illusoire, l’usage privé du corps n’arrive donc pas toujours à opérer une (re)mise en cause convaincante de la puissance publique qui promeut le spectacle comme filière peu couteuse d’allocation de valeurs et de légitimation politique.
Le problème avec le « youza » n’est pas tant dans sa popularité (ravageuse) — car un effet de mode s’évanouit avec le temps — que dans sa capacité transformative et signifiante, en ce qu’il devient un système de valeurs qui gouverne les membres d’un corps qu’on arrive plus à maîtriser, et au-delà, une citoyenneté vide qui ne demande qu’à être imprégnée de contenu, une fébrilité sexuelle qui s’extirpe d’une intimité condamnée, et enfin une pratique politique qui s’absout de toute retenue éthique. Dans ce sens également, le « youza » est une expression de résistance, contre tout ce qui émeut, et contre toute contrainte morale. C’est une célébration, une représentation de la libération du corps de ses angoisses multiformes, à défaut d’une liberté morale et d’une dignité sociale. 
Hommage est donc fait à la libération, en outre seul objet de cette parodie, une libération du corps qui est aussi une métaphore de la liberté politique, économique et sociale des défavorisés et des désenchantés de manière générale. Voila pourquoi elle peut impliquer une certaine violence, celle du fantasme, du miroir ou de l’effet miroir que produit le spectacle, dans laquelle le rêve est pris pour réel, le désir devient irrépressible et urgent mais il n’est plus cramponné aux impératifs du phallus déjà consumé d’épectase. Au contraire, le mode libre et sans retenue du registre de contorsions admises dans le « youza » renvoie à une «invagination du sens », (9) autrement dit un retour à la féminitude après l’échec de la posture phallique. Même si la danse du fou a été vulgarisée pour la plupart du temps par les hommes, dans le répertoire du « mbalax » (Ndlr : genre musical sénégalais), les mouvements du « youza « renvoient à l’origine à une danse « féminine ».
A partir du moment où le sens se désagrège devant un horizon et un univers politiques inaccessibles, qu’on ait du mal à faire du sens tout court, l’insensé et le loufoque s’introduisent par une logique tragiquement banale, et s’imposent comme éléments acceptables, et acceptés, d’un répertoire comportemental totalement déstructuré. C’est un phénomène d’autant plus puissant qu’il s’enrichit de faits quotidiens, de courants populaires, et d’effets novateurs, et elle s’approprie la soif collective d’espaces nouveaux d’expérimentation des possibilités d’escapade, qu’importe leur violence sous un mode spéculaire et le risque de s’enfermer dans une bulle, celle que constitue le corps ainsi réduit à de fidèles gesticulations des fantasmes et des désirs avortés. « L’espace ainsi créé par le chant, la danse et le tambour est donc celui du spectacle généralisé » (10) dans lequel l’intrusion démagogique de l’Etat dépouille ce dernier de son aura et de son autorité. 
La nouvelle gouvernementalité du corps, au delà « des analyses qui se déclinent en termes de pathologie, de dysfonctionnement ou d’écart par rapport à une norme universelle ou de spécificité radicale » , (11) désigne un processus de renégociation, sous le mode de la continuité non permanente ou atemporelle, des imaginaires et des procédures de légitimation et de régulation des sociétés africaines. C’est en ce sens que, reprenant Achille Mbembe, nous dirons que les figurations, appropriations des techniques et des possibilités du corps dans l’espace public, constituent « des manières de vivre, c’est-à-dire de se raconter son être-au-monde qui, soit se situent au-delà du politique en tant que langue vernaculaire du lien social, soit en déplacant les frontières au point de reléguer le politique à une zone des confins ; ou encore, l’ignorant tout simplement, finissent par en dévoiler l’extraordinaire vulnérabilité et à en affaiblir l’autorité et la centralité ». (12) Cette gouvernementalité de l’écartèlement, du conflit en réalité, entre publicisation opportuniste ou autoritaire et privatisation catastrophiste, s’installe de façon violente dès lors qu’elle implique une agression aussi bien de l’Etat que de la société et ses composantes. A l’image du youza, sa violence réside aussi dans son caractère clinique, fantasmatique, voire instable et convulsif. 

* Amy Niang est chercheuse en Science Politiques basée à Joahnnesbourg
* Aboubakr Tandia (doctorant en Sciences Politiques à l’UCAD, Dakar)

* Publié dans Pambazuka en Juillet 2011

1) Cette sexualité conçoit le corps comme un site de contestation sociale, politique, économique et envisage les rapports entre le sexuel et le pouvoir.
2) Luc Rouban (1998). « Les États occidentaux d’une gouvernementalité à l’autre », Critique internationale n°1, p. 131-149 (p. 133).
3) Michel Foucault (2000). Ethics, Subjectivity and Truth (Essential Works of Michel Foucault 1954-1984). Vol 1, Penguin Books, p. 227).
4) Le youza porte le nom d’un malade mental, le « fou » dans l’imaginaire social, qui l’aurait créé et qui danse pour distraire son monde, soutirer des pièces et d’autres faveurs à ses sympathisants, ou défier ses contempteurs par moment.
5) Achille Mbembe, « Politique de la Vie et Violence Spéculaire dans la Fiction d’Amos Tutuola », Cahiers d'Etudes Africaines. 2003/4 - n° 172, p. 791 à 826 (p.791).
6) A. Mbembe, « «Politique de la Vie » 2003 : 791.
7) Le ndeupp (lire /ndëp/) est une cérémonie rituelle traditionnelle chez les lébous du Sénégal et qui est destinée à soigner un malade ou une personne possédée ou à qui un sort ou une malédiction est jetée. Ici on peut lui attribuer le sens d’un purgatoire. Le ndeupp repose sur le postulat de la possession du corps par un corps étranger, autrement dit l’occupation de l’espace du corps et l’effacement de la subjectivité de l’individu et de la collectivité. Son traitement rituel implique dès lors la manipulation du corps des corps sacrifiés ainsi celui de la personne possédée afin de chasser les éléments maléfiques du monde matériel et spirituel, rétablir l’intégrité du corps et l’équilibre social.
8) Georges Bataille, « Lieux de pèlerinage, Hollywood », Documents, 1929, n° 5, p. 280
9) Michel Maffesoli, Matrimonium. Petit Traité D’Ecosophie. Paris, CNRS, 2010.
10) A. Mbembe, « Politique de la Vie » 2003: 808.
11)M. Diouf, « «Privatisation des Economies » 1999: 18.
12)A. Mbembe, « Politique de la Vie » 2003: 791.